Un bref mot sur l’importance de l’aliénation au travail

Dans une vie de travail, il y a bien sûr la prise de conscience de l’exploitation : on est à l’évidence sous-payés au vu du travail fourni et de ses résultats matériels ou immatériels. Il y a surtout, et de façon beaucoup plus concrète, un sentiment vécu d’écrasement et de dissociation qui a du mal à atteindre la théorisation claire car l’exploitation n’explique pas tout. Certes, beaucoup de choses, à commencer par la caporalisation, peuvent être interprétées comme du forcing à la réalisation du taux de profit par le surtravail, mais ce sentiment, qu’on appelle l’aliénation dans la tradition marxienne, va au-delà, il devient années après années le moteur principal de la conscience de classe : qu’on soit exploités c’est un chose, mais passer sa vie à être méprisés c’en est une autre. Si l’on aime pas son travail on passe plus de la moitié de sa vie à s’ennuyer, si on l’aime on passe plus de la moitié de sa vie à être empêchés de le faire correctement, ou du moins comme on voudrait pouvoir le faire. Le travail n’est pas seulement exploité, il est rendu malheureux. Les « conditions de travail » ne sont pas seulement un axe de revendications immédiates, elles sont une dimension essentielle du vécu de l’exploitation salariale, mais aussi des contours du socialisme qui romprait avec les rapports de production actuels. On sait que les révolutions sociales où une perspective anticapitaliste s’est entrouverte, en tout cas la russe de 1917-21 et l’espagnole de 1936-37, ont connu des baisses de production (ou au moins des difficultés à la redresser) qui ont facilité les contre-révolutions. Ce n’était pas parce qu’une trop grande partie des producteurs partaient au front ou dans la bureaucratie naissante mais parce que le travail ne sortait pas assez de sa routine et de ses contraintes, le discours avait changé mais le changement ne s’était pas toujours concrétisé : l’autogestion peut éventuellement neutraliser en partie les petits chefs, mais cela ne suffit pas. L’autogestion ne suffit pas à résoudre le problème de l’aliénation au travail dans une économie capitaliste ou qui tente d’en sortir. Dès lors, le retour aux directions bureaucratiques avait son justificatif au nom de l’effort de guerre révolutionnaire. Une minuscule minorité de socialistes dont je fais partie depuis longtemps préconise d’abolir ou de raccourcir drastiquement l’idée de période de transition pour un socialisme « immédiat » où les fondements intrinsèquement capitalistes du marché seraient neutralisés, notamment par la gratuité généralisée. L’objection fréquente à cette proposition est que trop de producteurs conditionnés par une éducation en milieu capitaliste deviendraient aussitôt feignants, que la baisse de production constatée en période révolutionnaire s’accentuerait encore. Mais l’association {autogestion + gratuité + réorganisation profonde des conditions de travail} permettrait d’envisager une reconfiguration du sens et du vécu du travail, une « désaliénisation » de celui-ci.

S.J., 31/12/2023

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